CHAPITRE X

On frappa à la porte. Un coup timide. Malko, qui se préparait à enfiler sa chemise, tourna la clé, persuadé qu’il s’agissait de Thépin en faction dans le hall du First Hôtel.

Un homme se tenait dans l’ouverture. Malko ne vit d’abord que la bouche ouverte sur un large sourire un peu édenté.

Une fraction de seconde plus tard, son regard descendit plus bas et il vit le pistolet, un parabellum allemand.

Le canon se trouvait à dix centimètres de son ventre. Tout en souriant, l’inconnu commença à presser la détente. La main droite de Malko partit comme une flèche et agrippa le pistolet, juste au-dessus de la crosse. Il y eut un double déclic. Celui de la détente arrivant en bout de course et celui du cran de sûreté, levé par Malko.

Les deux hommes restèrent figés, comme statufiés. Le Thaï appuya encore de toutes ses forces sur la détente avant de comprendre. Au moment où il baissait les yeux sur son arme, la chemise de Malko s’enroula autour de son visage. De la main gauche, il tenta de s’en défaire. Mais un coup violent au plexus solaire le repoussa dans le couloir. Il tomba en arrière, sans lâcher le parabellum.

Quand il se releva, la porte était refermée. Il hésita un court instant, tâtonnant pour ôter le cran de sûreté.

Mais il entendit du bruit dans l’escalier, un couple qui montait en bavardant à haute voix. Il fit disparaître le parabellum dans sa ceinture à même la peau, dissimulé par sa chemise. Sa-Mai n’était pas à l’aise avec les armes à feu, c’est ce qui avait sauvé Malko. Un professionnel aurait regardé l’endroit qu’il visait et non le visage de l’homme qu’il allait abattre.

Sa-Mai bouscula le couple qui montait et dévala les marches vermoulues. Ainsi le tuyau du veilleur de nuit était bon : il n’était plus le chasseur mais le chassé.

Il traversa le hall du First Hôtel en courant et sortit. Dans l’avenue il ralentit, se mêla à la foule, puis sauta en voltige dans un Sam-lo.

Malko rouvrit la porte, son pistolet dissimulé par sa veste posée en travers du bras. Mais le couloir était désert. Il se pencha sur la cage d’escalier sans voir personne. Il remit son pistolet dans sa ceinture et descendit, inquiet pour Thépin.

Depuis le matin, elle attendait dans le hall. Ils avaient jugé que c’était la meilleure solution, la fenêtre de leur chambre ne donnant pas sur la rue. Malko regarda sa montre : onze heures. La matinée avait passé lentement.

Le hall était vide. Le réceptionniste de jour, plongé dans son journal, ne prêta aucune attention à Malko. À cette heure-là, le First Hôtel ressemblait à tous les hôtels du monde. Deux filles en sarong balayaient vaguement en pépiant. Elles regardèrent Malko en dessous et pouffèrent.

Il sortit dans la rue. Pas de Thépin. À regret, il décida de remonter dans la chambre et s’étendit sur le lit tout habillé, son pistolet à portée de la main.

Thépin finirait bien par donner signe de vie. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé. Quelqu’un avait parlé dans l’hôtel pour que le tueur soit venu jusqu’à sa chambre.

Deux heures s’écoulèrent. Atrocement longues. Malko observait depuis vingt minutes le ballet de deux chink-choks qui se disputaient la carcasse d’une libellule morte lorsqu’on frappa à la porte. Prudent, il cria de son lit :

— Yes.

— Téléphone, sir.

Il n’y avait pas de récepteur dans la chambre. Malko se leva à pas de loup et colla son oreille sur le battant. De l’autre côté, il entendit une respiration asthmatique.

— Je descends, cria-t-il, en restant prudemment éloigné de la porte…

Il y a un peu partout dans le monde des cimetières pleins d’espions qui avaient oublié cette élémentaire précaution.

Il entendit un crissement de pas et l’escalier craqua. Collé à la cloison, il ouvrit brutalement la porte. Surpris, le Chinois réceptionniste se retourna dans l’escalier et lui adressa un vague sourire.

Malko descendit sur ses talons.

Le téléphone décroché était posé sur le desk. Malko le prit avec un petit serrement de cœur.

— Malko ?

C’était le zozotement de Thépin. Un peu essoufflée.

— Oui. Où êtes-vous ?

— Quai de la Lune. Il faut me rejoindre. Je sais où se trouve l’homme. Prenez un taxi, tout de suite.

— Où est le quai de la Lune ? demanda Malko un peu inquiet.

— Appelez le réceptionniste, je vais lui expliquer.

Le Chinois écouta attentivement avant de raccrocher. Puis il fit signe à Malko de l’accompagner dehors. Pas de taxi.

Soudain, le Chinois se gratta la tête, eut un hochement de tête désolé et dit :

— I have forgetten the place[31]

Ses petits yeux rusés ne quittaient pas Malko. Déjà il faisait mine de rentrer dans l’hôtel. C’était vraiment une vieille horrible fripouille. Mais Malko commençait à connaître l’Asie. Il tira un billet de vingt baths de sa poche et le montra au vieux.

— You remember now[32] ?

Du coup, le Chinois aurait récité la table de multiplication en sanscrit. Un taxi stoppa. Le vieux expliqua méticuleusement l’itinéraire au chauffeur.

Quand on pense que Mao Tsé-toung a décidé de rendre huit cents millions de Chinois désintéressés grâce au fameux petit livre rouge…

Le taxi remonta vers le nord en suivant la rivière, à cette hauteur encombrée de cargos en cours de déchargement. Puis ils tournèrent dans New Road bloquée par un invraisemblable embouteillage. Interminable. Plusieurs fois, Malko se demanda si le Chinois ne l’avait sciemment envoyé dans une fausse direction.

Impossible de parler au chauffeur. À part yes ou how much. Ils passèrent le long d’un temple immense, tournèrent et retournèrent. Et finalement débouchèrent dans une rue très sale qui se terminait droit dans la rivière. Le taxi stoppa et le chauffeur fit un grand sourire à Malko.

Celui-ci n’eut pas le temps de se demander comment se disait quai de la Lune en thaï. Thépin surgit, jeta dix bahts au taxi et tira Malko hors de la voiture.

— J’ai cru que vous n’arriveriez jamais, soupira-t-elle.

— Où est-il ?

— Dans une maison, sur un khlong. Je sais y aller. Je l’ai suivi jusqu’ici. Il est sorti de l’hôtel en courant, mais il ne m’a pas vue heureusement. Par chance, il a pris un Sam-lo et j’en ai trouvé un aussi.

Malko raconta l’agression dont il avait été victime. Les traits de Thépin se crispèrent, et sa main serra convulsivement celle de Malko. Celui-ci avait déjà oublié le danger couru.

— Nous touchons au but, cette fois, dit-il. Où est cet homme ?

— Il a pris un sampan à moteur, expliqua Thépin. Une sorte de taxi nautique. J’ai attendu de le voir revenir. Ils reviennent tous ici pour charger. Avec cinquante bahts il m’a dit où il avait conduit son client. C’est à trois kilomètres d’ici, à Domburi, dans un khlong, déjà en pleine jungle.

Domburi, c’est la ville jumelle de Bangkok, sur la rive ouest de la Ménam Chao Phraya. Un dédale d’inextricables khlongs peuplés d’une humanité lacustre.

Cette fois, c’était l’hallali. Jim Stanford devait se trouver là où l’homme avait été. Kidnappé ou mort. Mais il fallait agir avec prudence.

— Je vais prévenir le colonel White, décida Malko. Nous ne pouvons pas y aller seuls. Où y a-t-il un téléphone ?

— Dans le restaurant, là, indiqua Thépin.

Si on pouvait appeler cela un restaurant. Chose rare à Bangkok, une poignée de gosses en guenilles tendaient la main devant une salle sombre. Malko et Thépin entrèrent. Un téléphone était posé sur le comptoir. La jeune fille commanda deux cocas et Malko s’empara du téléphone. Cela manquait de discrétion, évidemment, mais on ne devait pas tellement parler anglais dans le coin.

Il eut très vite le colonel White en ligne. En peu de mots, il résuma la situation et lui apprit où il se trouvait.

— Vous avez vraiment retrouvé Jim Stanford ? demanda White avec incrédulité.

— Je le crois, dit Malko. En tout cas des gens qui font l’impossible pour que je ne le retrouve pas. Ils tuent même. C’est pour cela que je ne voudrais pas y aller seul. D’autant qu’une bagarre rangée risquerait d’indisposer vos amis.

— Je serai là dans une heure, dit White, après avoir hésité. Je vais prévenir les Thaïs.

Malko raccrocha. Thépin le regardait amoureusement. Il l’embrassa sur la bouche, légèrement. Aussitôt, les gamins éclatèrent en rires aigus, les montrant du doigt.

— On ne s’embrasse jamais en public dans mon pays. C’est très indécent, expliqua-t-elle.

Ils s’assirent à la terrasse du restaurant en attendant White. Le quai de la Lune était un des embarcadères les plus importants d’où on pouvait gagner Domburi, ou descendre et monter la Ménam Chao Phraya.

De grosses jonques-autobus stoppaient toutes les dix minutes, déversant un flot de paysans. Les riches et les bonzes empruntaient d’étranges sampans-taxis effilés, propulsées par un moteur de voiture merveilleusement briqué relié directement à un arbre terminé par une hélice. Ils filaient comme des flèches sur l’eau jaune de la rivière, laissant un large sillage blanc derrière eux, comme des hors-bord. La plupart des passagers s’abritaient du soleil sous des ombrelles de couleur, ce qui donnait au trafic un air de fête.

La Ménam Chao Phraya grouillait d’activité. Du cargo au sampan minuscule avec une vieille paysanne à la godille, il y avait de tout. Y compris les serpents qu’on ne voyait pas. C’était là le vrai cœur de Bangkok. Tous les cultivateurs des environs amenaient encore leur riz et leurs volailles en sampan et repartaient de même.

L’eau limoneuse coulait très vite, sur plus de trois cents mètres de large. Tout un petit peuple grouillait le long des berges, entassé dans de vieilles maisons de bois sur pilotis.

Un taxi s’arrêta dans l’impasse. Trois hommes en sortirent. Le colonel White, un autre Blanc et un petit Thaï avec des lunettes. Malko alla à leur rencontre. White fit les présentations.

— Le capitaine Kasesan de la Sécurité thaï. Le lieutenant Joyce, de chez nous.

Joyce était un grand type costaud et bronzé, au crâne rasé, les yeux gris sans cesse en mouvement. White demanda immédiatement :

— Où est Jim Stanford ?

Une fois de plus, Malko résuma son histoire en omettant le meurtre de Poy. Le colonel hocha la tête et se tourna vers le Thaï :

— Qu’en pensez-vous, capitaine ?

— Nous devons arrêter l’individu qui a tenté de tuer votre collaborateur, fit-il sans se compromettre. La Thaïlande n’est pas un coupe-gorge.

— Bien, allons-y, fit White.

À voix basse, Malko l’avertit de la présence de Thépin et du rôle qu’elle avait joué.

— Eh bien ! s’esclaffa White, moi qui n’arrivais même pas à lui faire taper une lettre. Quand vous me la rendrez, je la parachuterai dans les maquis !

Thépin s’inclina profondément devant les trois hommes, très « secrétaire modèle ».

Le petit groupe se dirigea vers l’embarcadère de bois. Elle avait déjà retenu une grande jonque équipée d’un moteur étincelant, et expliqué la route au conducteur. Le moteur vrombit et ils se lancèrent à travers la rivière, coupant le courant rapide.

Un peu partout, des gens se lavaient près des berges se faisant même des shampooings. Les femmes gardaient leur sarong mais les hommes se baignaient nus. Ils remontèrent la Ménam Chao Phraya sur un kilomètre environ jusqu’à l’embouchure d’un khlong, sur la gauche.

— C’est là, indiqua Thépin.

Trempés par les embruns, les quatre hommes ne l’écoutèrent même pas. À chaque instant, ils frôlaient d’énormes jonques chargées de bois ou de charbon dont le choc les aurait pulvérisés. Dans le petit khlong, ils ralentirent un peu.

Au début, il était bordé de maisons et de boutiques donnant directement sur l’eau. Les gens ne leur prêtaient aucune attention, les prenant pour des touristes.

— Regardez, montra Thépin, les barques royales.

Ils aperçurent sur la gauche du khlong un grand hangar d’où émergeaient les proues peinturlurées et somptueusement décorées des jonques servant au roi de Thaïlande une fois par an pour défiler sur la rivière, tiré par deux cents rameurs, afin de célébrer la fin de la mousson…

Le long du khlong, le paysage se modifiait. Les maisons se faisaient plus rares, elles étaient plus petites, plus délabrées. La jungle était partout avec un pullulement de petits canaux. Une sorte d’immense marécage. Et pourtant, à vol d’oiseau, ils n’étaient qu’à deux kilomètres de Bangkok.

Thépin donna un ordre au barreur et le sampan vira à gauche dans un khlong étroit, bordé d’une épaisse végétation tropicale. Une horde de gamins nus se jeta sous le bateau avec des rires et des cris.

— Mais où diable allons-nous ? éclata White, copieusement éclaboussé.

— C’est à un mille, zozota Thépin, les yeux baissés.

Par moments, le khlong était si étroit qu’ils étaient obligés de se baisser pour ne pas être fouettés par les branches trempant dans l’eau.

Ils dépassèrent une fabrique de jonques ventrues. Les ouvriers s’arrêtèrent de travailler pour les voir passer. Ils avaient quitté la zone touristique. Malko se sentait étrangement ému. Enfin, il touchait au bout de ses peines. Jamais, il n’aurait pensé retrouver Jim Stanford dans ce dédale nautique.

Soudain, Thépin fit signe de ralentir.

— Nous arrivons, dit-elle. C’est la grande maison là-bas. Nous allons passer devant. Regardez bien.

Recommandation superflue.

À travers les palétuviers, ils aperçurent une incroyable vision. On aurait dit un dessin de Chas Adams, une maison fantôme de l’époque coloniale américaine. Au fond d’une pelouse, trois étages de bois sombre, aux moulures tarabiscotées, avec des balcons, des volets de bois fermés.

C’était incroyablement insolite, en pleine jungle. Le seul bâtiment voisin était un petit temple en ruine, abandonné aux singes et aux lianes.

Qui avait pu faire construire cette étrange demeure ? Quelque misogyne ou un Américain nostalgique tentant de recréer l’atmosphère du pays ?

Dans le jardin à l’abandon, les herbes tropicales avaient tout envahi, mais on devinait encore un sentier allant d’un embarcadère vermoulu au perron dont la balustrade croulait sous les lianes.

Tous les volets étaient fermés et il n’y avait aucun signe de vie. Le sampan continua et s’arrêta derrière une jonque pleine d’énormes billes de teck.

— Cette maison semble abandonnée, dit White.

— L’homme est entré là, affirma Thépin. Le conducteur de la jonque ne pouvait pas se tromper. Il s’est fait déposer près du temple, mais, ensuite, il l’a vu traverser la pelouse…

Le colonel White se tourna vers le Thaï avec un regard interrogateur. Le capitaine Kasesan haussa les épaules :

— Je ne sais pas à qui appartient cette maison. Nous pouvons aller la visiter.

— Est-ce bien prudent ? fit Malko.

— Nous sommes quatre, remarqua White. Tous armés. Cet homme était seul. Allons-y.

Son ton signifiait qu’il était certain de ne rien trouver.

Thépin donna l’ordre au conducteur de faire demi-tour et d’aborder au débarcadère. L’autre obéit puis coupa le moteur. L’avant pointu du sampan vint se ficher dans la vase du bord. Malko sauta le premier. Puis s’écarta vivement, s’abritant derrière un gros palétuvier. Cette maison hantée ne lui disait rien qui vaille. À part le bruissement de la rivière et des cris d’oiseaux, tout était silencieux.

Le colonel sauta ensuite, suivi du lieutenant Joyce. Thépin resta dans le sampan.

Le lieutenant fit deux pas sur le sentier, tourna la tête pour voir si White le suivait et tomba déchiré par un pointillé de balles allant de la hanche à l’épaule dont une en plein cœur. Il eut à peine le temps de se dire que quelque chose venait de lui faire affreusement mal, pas même le temps de se dire qu’il était mort avant de l’être.

Derrière un des volets de la maison de bois, une mitrailleuse venait de cracher une longue rafale.

Le colonel White était déjà incrusté dans les hautes herbes du jardin, un colt automatique au poing. Le lieutenant thaï pataugeait dans le khlong, les yeux au niveau de l’eau. Malko, derrière son palétuvier, cria :

— Thépin, éloignez-vous, vite.

Pétrifié, le conducteur fit rugir son moteur. Le sampan fit un bond en arrière.

On pouvait dire ce qu’on voulait du colonel White, mais ce n’était pas un couard. Il releva la tête et, se ramassant, fonça jusqu’à un bas-relief de vieilles pierres, recouvert de lianes. Il courait rapidement en clignant des yeux comme si cela le protégeait des balles. Malko bondit en même temps que lui.

Une seconde rafale claqua. Au-dessus de la tête de Malko, des feuilles tombèrent hachées par les balles. Puis le tir se concentra sur le colonel White. Au jugé, il tira vers la maison. De la poussière tomba d’un des volets.

À son tour, Malko tira. Sans plus de résultat. Son arme était trop légère pour ce genre de combat. Il se retourna : le capitaine Kasesan avait regagné la terre ferme. Etendu sur le dos, il parlait à toute vitesse dans un petit émetteur radio dont il avait déplié l’antenne. Il rampa vers Malko. Dans la bagarre, il avait perdu ses lunettes mais semblait parfaitement calme.

— Nous allons recevoir des renforts, annonça-t-il. Malko serra les dents. Les renforts risquaient d’arriver trop tard. Ceux qui étaient dans la maison auraient dix fois le temps de s’enfuir. Il fallait pénétrer dans la maison.

Rien ne bougeait derrière les volets de bois. Simultanément, les trois hommes bondirent en avant. Cela faillit être fatal à Malko. La mitrailleuse devait être braquée sur l’arbre derrière lequel il se cachait. Une gerbe de balles siffla autour de lui. Il n’eut que le temps de plonger tandis que les projectiles miaulaient rageusement. Mais le colonel et le lieutenant thaï en profitèrent pour faire un bond de vingt mètres.

Ils n’étaient plus qu’à trente mètres de la maison. Le colonel White hurla :

— La fenêtre à gauche du perron !

Le bas du volet avait été arraché. Une fumée bleue s’en éleva en même temps que le crépitement de la mitrailleuse. Mais cette fois Malko et le capitaine Kasesan tirèrent en même temps, permettant au colonel White de s’avancer jusque sous le perron, où il était à l’abri du feu de l’arme automatique.

— Vous allez vous faire tuer ! hurla Malko.

Comme pour lui répondre, la mitrailleuse reprit son bourdonnement mortel.

Pourtant, il se dressa à genoux pour répondre. Il éprouvait un violent désir de savoir ce qui se cachait dans cette maison. Plus fort que la peur de mourir.

À son tour, il fonça, protégé par le tir de White et du Thaï, et parvint au perron. C’était fou : être attaqué en plein Bangkok à la mitrailleuse.

Soudain, des cris et des appels venant du khlong le firent se retourner. Il aperçut une grosse vedette grise de la police fluviale avec plusieurs hommes sur le pont. Les inconnus dans la maison l’avaient vue aussi. La mitrailleuse envoya une rafale qui pointilla la coque, puis se tut brusquement.

De la vedette, deux fusils automatiques répondirent. Puis des pistolets. Un vrai feu d’artifice. Des éclats de bois volaient sur toute la façade de la maison.

Le silence retomba. Les trois hommes attendirent quelques secondes. Puis le colonel White saisit une grosse pierre et l’envoya contre le volet. Ils étaient assez près maintenant pour voir le canon de l’arme.

La mitrailleuse recula de quelques centimètres mais aucune rafale ne partit.

D’un seul mouvement, Malko et White se ruèrent sur le perron. L’Américain défonça la porte d’un coup d’épaule et ils plongèrent tous les deux dans l’obscurité de la maison, sans même penser au risque qu’ils couraient.

Une odeur d’humidité nauséabonde saisit Malko aux narines, mais ce fut tout. Prudemment, il se releva. Dans la pénombre, il pouvait voir la mitrailleuse abandonnée. White se hâta d’ouvrir un des volets. Ils furent tout de suite rejoints par le capitaine Kasesan, pistolet au poing.

Malko se pencha sur la mitrailleuse dont la culasse était encore brûlante et réprima un mouvement de surprise. C’était une Nambu japonaise, arme de la seconde guerre mondiale, de calibre 5,5, à tir très rapide. Une caisse de bandes était ouverte, à côté.

Une poignée de Thaïs armés jusqu’aux dents progressaient prudemment dans le jardin. Le lieutenant Kasesan les interpella et ils se dispersèrent de part et d’autre de la maison. Malko ouvrit deux autres volets et désigna quelque chose à White.

— Regardez !

Dans un coin de la pièce, il y avait deux matelas, avec une pile de boîtes de conserves vides et pleines, un petit réchaud à alcool et plusieurs bouteilles. Malko se baissa soudain et ramassa quelque chose qu’il mit dans sa poche.

— On a vécu ici un certain temps, remarqua Malko. Peut-être Jim. Essayons de le retrouver. Il ne peut pas être loin.

Ils ressortirent en courant de la maison. Derrière, le jardin en friche continuait, se mélangeant à la jungle, séparé en deux par un vague sentier. Les deux hommes s’y engagèrent en courant.

Partout, des Thaïs en civil pataugeaient dans le marécage. Malko déboucha au bout de cinquante mètres sur le bord d’un nouveau khlong. Juste à temps pour voir un sampan à moteur se faufiler à travers la végétation. Avec un seul homme à bord. Ce fut une vision fugitive et la jungle avala l’embarcation.

Le colonel et le Thaï l’avaient rejoint.

— Il y en a un qui vient de s’enfuir par là, dit Malko. Le Thaï hocha la tête.

— Nous allons le rattraper sur le khlong Mon. Mais il y a une autre embarcation qui s’est enfuie dans le sens opposé. Mes hommes l’ont aperçu.

Les trois hommes retournèrent à la maison. Les Thaïs avaient découvert, dans une pièce du haut, une caisse pleine. Des Nambu démontées, en parfait état, avec les munitions correspondantes. Ainsi que des vestiges prouvant que plusieurs hommes avaient vécu assez longtemps dans cette maison abandonnée.

Sur les talons du capitaine Kasesan, Malko et le colonel White coururent jusqu’au khlong par lequel ils étaient venus. À côté de la vedette, se trouvait un bateau plus petit, ultra-rapide, avec deux civils abord. Le sampan, avec Thépin, était un peu plus loin. Les trois hommes sautèrent dedans et le bateau démarra immédiatement. Malko eut le temps de faire signe à Thépin de les suivre. Un peu avant le hangar des berges royales, le capitaine Kasesan cria un ordre et le bateau vira à droite, dans un khlong minuscule qui serpentait entre deux rives plates et verdoyantes.

Évitant les troncs d’arbres à demi immergés et les hauts-fonds, ils surgirent soudain dans un grand khlong, un peu en aval d’un petit pont et d’un village. C’était l’heure du marché. Des dizaines de jonques chargées de produits comestibles stationnaient en travers du canal, ainsi que des sampans restaurants, avec de minuscules braseros pour réchauffer leurs beignets de crevettes, leurs grenouilles frites et leurs boules de riz. Un flic maigre était juché sur une grosse barge amarrée à un ponton de bois et réglait la circulation.

Le capitaine Kasesan l’apostropha. Il y eut une courte conversation, ponctuée de gestes impérieux, puis le flic désigna la direction de la rivière.

— Il est passé il y a trois ou quatre minutes, traduisit Kasesan. Il allait vers la Ménam Chao Phraya.

Le sampan de course repartit dans un vrombissement infernal, faisant presque chavirer par son sillage une jonque chargée d’ananas dont la propriétaire les couvrit d’injures. Thépin parvint à se faufiler derrière eux.

Assis à l’avant, Malko écarquillait les yeux. Une fois de plus, le tueur mystérieux lui avait faussé compagnie. Son seul espoir de retrouver la piste de Jim Stanford. Il avait mis le doigt sur une histoire beaucoup plus importante que la disparition d’un ex-agent secret. Mais quel lien y avait-il entre les armes trouvées dans la maison et la disparition de Jim Stanford ? En tout cas, c’était une grosse histoire : on ne tire pas à la mitrailleuse sur des gens sans une raison sérieuse. Même en Thaïlande.

Le colonel White, assis derrière Malko, avait vieilli de dix ans en dix minutes. Il cria à Malko, pour couvrir le rugissement du moteur :

— Joyce partait en permission de détente demain, pour rejoindre sa femme à Tokyo.

Moche.

Malko demanda :

— Croyez-vous maintenant que cela valait la peine de rechercher Jim Stanford ?

Le colonel haussa les épaules :

— Je sais que le lieutenant Joyce est mort, ça c’est sûr. Et que nous sommes tombés sur un trafic d’armes. Ces mitrailleuses proviennent des stocks japonais de la dernière guerre. On a trouvé les mêmes dans les maquis du Sud. Je ne vois pas ce que fait Jim Stanford là-dedans. Je ne suis même pas sûr qu’il ait été dans cette maison…

— Ah… fit Malko. Et ça ?

Il tendit à White un paquet de cigarettes froissé et vide.

— Vous connaissez beaucoup de Thaïs qui fument des Benson and Hedges ? La femme de Jim m’en a offert lorsque je lui ai rendu visite, en me précisant que c’étaient les seules cigarettes que fumait son mari.

Le colonel n’eut pas le temps de répondre. Kasesan poussa un cri, désignant du doigt une embarcation qui filait devant eux, occupée par un seul homme, avec une chemise blanche. Au moment où le Thaï criait, il se retourna.

Les trois hommes virent distinctement sa main droite tourner la poignée des gaz. Son sampan fit un bond en avant.

— C’est lui, crièrent Malko et White d’une seule voix. Ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres de la Ménam Chao Phraya. Le sampan poursuivi atteignit la rivière et tourna à droite vers le port. S’il arrivait à reprendre de l’avance ils le perdraient un peu plus loin, dans le dédale d’entrepôts – les halles nautiques – qui se trouvaient en amont de l’hôtel Oriental.

Le capitaine Kasesan sortit un pistolet à canon long, mais Malko arrêta son geste :

— Il nous faut cet homme vivant.

Pour une fois, White approuva vigoureusement.

À leur tour, ils tournaient dans la Ménam Chao Phraya. C’était l’heure de la plus grosse circulation. De lourdes jonques-autobus traversaient le fleuve partout en diagonale, amenant les employés de Domburi chez eux. Des dizaines de jonques de course filaient dans tous les sens, sans souci des collisions.

L’homme qu’ils poursuivaient piquait sur l’Hôtel Oriental, devant lequel se trouvait un gros cargo déchargeant des noix de coco. Il augmentait son avance à chaque seconde. Les dents serrées, Malko regardait la distance s’accroître entre eux et lui.

Encore cinq minutes et le tueur serait sauvé. Une fois à terre, il était à trente mètres de New Road, où il pouvait disparaître aisément. Il était midi et quart et une foule dense se déversait de tous les bureaux.

Soudain, le capitaine Kasesan poussa une exclamation : un gros patrouilleur gris venait de surgir de derrière le cargo, remontant lentement la rivière, le long de la rive droite. Il allait couper la route du sampan poursuivi.

Le capitaine thaï se mit debout et brandissant son pistolet, tira trois coups en l’air. Le résultat immédiat fut que le tueur poursuivi, persuadé qu’on tirait sur lui, commença à zigzaguer sur la Ménam Chao Phraya, en un slalom désespéré. Ce qui attira l’attention du patrouilleur.

Un projecteur clignota sur la dunette. Un marin armé d’un haut-parleur se pencha au bastingage et interpella l’homme. Le sampan poursuivi fila comme une flèche le long du patrouilleur. Celui-ci amorça un demi-tour, faisant chavirer dans sa hâte un sampan-taxi avec trois bonzes.

Horrible ! Trois taches jaunes sur la rivière. Cela commençait bien. D’autant que le patrouilleur, empêtré dans son virage coupait la route au sampan des poursuivants.

Apoplectique, le colonel White hurla une bordée d’injures. L’homme de barre évita de justesse la proue du bateau militaire qui tentait de se frayer un chemin à petits coups de sirène et se tourna vers le capitaine thaï pour demander des ordres.

L’homme poursuivi avait changé de direction. Il repartait vers la rive de Domburi, droit sur le temple de l’Aube, énorme pyramide de pierre, au bord de la rivière.

— Abordons-le hurla Malko. Sinon, on le perd.

Kasesan traduisit.

La jonque trembla sous l’effort du moteur. Cette fois, ils se rapprochaient. Et soudain, ce fut la catastrophe. Une jonque ventrue avait surgi devant eux, forte de son bon droit. Malko eut le temps de voir la face lunaire et paisible d’une femme à l’avant. La proue du sampan vola en éclats à la seconde où Malko plongeait, imité par tous les occupants. Le sampan coula aussitôt, entraîné par le lourd moteur. Le train de jonques était déjà passé. Les gens coururent à l’arrière pour voir l’accident.

Les cinq hommes pataugeaient tant bien que mal. Malko n’osait pas penser à ce qui pouvait se trouver dans cette eau nauséabonde où il ne voyait même pas ses mains tant elle était opaque.

Soudain, il entendit des appels et leva la tête : Thépin arrivait à la rescousse. Malko nagea de toutes ses forces vers le sampan, stoppé en travers du courant. Le colonel White s’y accrocha le premier, jurant et gesticulant. Il manqua faire chavirer l’embarcation en y hissant ses quatre-vingt-quinze kilos. Le capitaine Kasesan et Malko le rejoignirent. Le sampan poursuivi avait presque atteint l’embarcadère du Wat-Po.

Frénétiquement, le capitaine Kasesan montra l’homme à la chemise blanche au pilote, sans même attendre ses deux subordonnés, encore dans l’eau.

Mais le pilote eut beau pousser le moteur à fond, l’autre embarcation avait abordé depuis près de trois minutes quand ils arrivèrent enfin au Wat-Po.

Malko posa le pied le premier sur l’embarcadère glissant, faillit s’étaler et fonça vers le temple, suivi de Kasesan. Deux bonzillons les regardèrent avec surprise. D’habitude, on entrait dans ces lieux avec plus de recueillement. Le capitaine les apostropha si violemment qu’ils devinrent de la couleur de leur robe. L’un d’eux en tremblant, désigna un bâtiment.

— Il est là, traduisit le capitaine Kasesan.

Les trois hommes se précipitèrent. Un groupe de touristes se pressait devant un autel hérissé de bâtonnets, orné d’un gros bouddha dont la peinture dorée se décollait. Presque tous des Blancs. Le tueur n’était pas là, à première vue.

C’est Kasesan qui l’aperçut, dissimulé derrière la statue d’un bouddha. Brandissant son pistolet, il hurla quelque chose en thaï.

Aussitôt, l’homme se retourna et plongea dans la foule. Malko avait eu nettement le temps de le reconnaître.

C’était bien le même. Le tueur qui s’attachait à ses pas depuis son arrivée à Bangkok.

Des touristes crièrent de terreur. L’homme braquait son parabellum sur deux Américaines qui lui barraient la route. Courageusement, l’une d’elles tenta de le frapper avec son sac. À bout portant, Sa-Mai tira. La femme fit un bond en arrière et s’affala lentement contre le mur, une grosse tache rouge sur le cou. Son amie poussa un cri si strident que les bonzes du temple voisin accoururent. Profitant de la panique, le tueur se fraya un passage jusqu’à la porte, se servant comme bouclier de l’Américaine, devant le colonel White et le capitaine Kasesan bloqués par la foule. Seul Malko parvint à se faufiler dehors.

Une véritable armée débarquait du patrouilleur, coupant la route de la rivière.

Derrière lui, il y avait Malko et, bientôt, les autres.

Il était coincé.

Le Wat-Arm se composait d’une douzaine de petits édifices à un étage et d’une sorte de pyramide de Chéops faite de blocs de granit recouverts de morceaux de coquillages et de céramique, s’élevant à près de cent mètres, avec quatre escaliers à pic permettant de gagner le sommet.

Malko, qui le talonnait, le vit hésiter, puis se précipiter sur l’escalier principal du Wat-Arm. Au moment où le tueur escaladait les marches de pierre, Malko plongea et parvint à saisir sa jambe droite, un peu au-dessus de la cheville.

Accroché à la balustrade de pierre, l’homme luttait désespérément pour se dégager. Il envoya une ruade qui toucha Malko au cou.

Sous la douleur, il lâcha prise, avec l’arrière-pensée que l’homme ne pouvait plus leur échapper.

Dégagé, le tueur commença à grimper à quatre pattes, tant l’escalier était raide. Le capitaine Kasesan surgit, essoufflé et pistolet au poing. Il eut un sourire de satisfaction.

— Nous le tenons.

À grands cris, il appela les hommes du patrouilleur. Le temple avait quatre faces, avec chacune un escalier semblable et ils communiquaient tous entre eux, aux différents paliers.

Tant bien que mal, Malko se lança sur les marches glissantes suivi de l’officier thaï. Les touristes interdits s’amassaient en bas, persuadés qu’ils assistaient à un culte folklorique.

Malko parvint à la première plate-forme, hors d’haleine. Il en fit le tour rapidement.

Personne. L’homme avait continué son ascension sans espoir. D’ailleurs il l’aperçut en train de monter le second escalier presque vertical. Il ne fallait pas avoir le vertige : à partir de la seconde plate-forme, il n’y avait plus de garde-fou… Malko regarda en bas et eut froid dans le dos. Les gens semblaient déjà tout petits et la vue de Bangkok était splendide. Les toits dorés et verts de deux autres temples se détachaient sur l’autre rive.

Kasesan grimpait comme un singe par l’autre escalier. Il s’arrêta et glapit une longue phrase en thaï. Puis il brandit son pistolet et tira en l’air. Le tueur braqua son parabellum vers l’officier. Il y eut un claquement sec : l’arme était vide. De toutes ses forces, il la jeta vers Kasesan. Malko vit son visage affolé. Il n’avait plus d’arme et aucun moyen de leur échapper.

— Arrêtez-vous, cria-t-il. Nous ne tirerons pas.

Le cœur de Sa-Mai battait la chamade. Il se maudissait de s’être laissé prendre au piège. Pour l’instant, il ne voulait pas réfléchir, il avait encore quelques marches à monter, qui l’éloignaient de ses poursuivants.

Il regarda en dessous de lui et vit le visage implacable du capitaine Kasesan, à quelques mètres de lui. Sa-Mai réprima un sanglot. Il savait qu’il n’aurait jamais sa moto. Ni rien d’autre. Tout ce qui l’attendait, c’était les chambres de tortures de la Sécurité, et ensuite, d’être exécuté à la mitraillette dans le dos, les yeux bandés.

Il aurait dû rester à la mitrailleuse jusqu’à la dernière seconde, au lieu de s’enfuir. Au moins, il n’aurait pas souffert, on l’aurait abattu sur place.

La dernière marche franchie, il s’affala sur le rebord de pierre. En face de lui, le visage grimaçant d’un Garuda[33] de pierre sculpté dans la masse semblait le narguer. Le Garuda avait des ailes, lui.

Au-dessus de Sa-Mai, il n’y avait que le ciel. Il aurait fallu des ailes pour gagner les temples voisins. Découragé, il souffla une seconde. Au-dessous, il entendit des cris et des appels. Il eut la tentation de se rendre, de redescendre tranquillement, de se reposer, de parler. Maintenant, il se moquait de tout. Simplement, il ne voulait pas mourir. Puis il revit le corps de l’Américain s’affalant dans le jardin.

— Petit salaud, cria la voix du capitaine Kasesan, je t’arracherai tous les ongles moi-même.

Sa-Mai se mit à trembler convulsivement. Sa bouche édentée s’ouvrit sur un rictus nerveux. À quatre pattes, il commença à s’éloigner de l’escalier par lequel arrivait l’officier. Un plan presque irréalisable venait de germer dans son esprit. S’il arrivait à faire assez vite le tour de l’étroite plate-forme circulaire, il parviendrait à prendre son poursuivant à revers, à le pousser dans le vide et à redescendre par le même chemin. Ses mouvements seraient cachés par la flèche de pierre du Wat-Arm.

Il sentait que ses poursuivants le voulaient vivant. Sinon, ils l’auraient abattu depuis longtemps. Ils ne tireraient peut-être pas. S’il parvenait en bas il avait une chance d’atteindre la Ménam Chao Phraya. Il nageait à merveille et préférait aux tortures l’eau traîtresse et boueuse de la rivière.

Il entama son mouvement tournant.

Mais, à quatre pattes, il n’allait pas assez vite. Il se redressa avec précaution, s’accrochant à la paroi rugueuse, et avança en crabe, le plus vite possible, à près de cent mètres du sol.

La saison des pluies venait juste de se terminer. Le soleil tropical n’avait pas encore complètement desséché les vieilles pierres du Wat-Arm. Sa-Mai, qui ne voulait pas regarder en bas pour ne pas avoir le vertige, ne vit pas la petite plaque de mousse verdâtre sous son pied.

Sa jambe droite partit dans le vide, avec tout son élan. Un instant, il resta en équilibre, le corps à moitié hors de la plate-forme. Ses ongles s’arrachèrent sur le granit et il décolla brusquement, semblant s’envoler dans le vide. Paralysé de terreur, il ne commença à crier qu’après plusieurs mètres de chute. Mais son cri fut si terrible que deux bonzes, qui ne pouvaient pourtant le voir, à l’autre bout du temple, se jetèrent à genoux.

En bas, la foule reflua comme des fourmis devant un incendie.

Sa-Mai hurla jusqu’au moment où il toucha le sol de pierre usé par des millions de pèlerins.

 

* * *

 

Le capitaine Kasesan referma le dossier de Sa-Mai et leva les yeux sur Malko et le colonel White assis en face de lui.

— Nous ne savons rien de plus, messieurs, dit-il. Cet homme n’avait jamais été condamné. D’après nos renseignements, c’était un jeune voyou comme il y en a trop à Bangkok, vivant d’expédients et de petits vols, un peu maquereau à l’occasion. Il semble impossible qu’il ait été mêlé à une affaire importante.

— Et pourtant, fit Malko.

— Et pourtant, répliqua le Thaï en écho. Ceux qui étaient avec lui dans cette maison abandonnée ont pu s’enfuir tandis qu’il nous empêchait d’avancer. Nous n’en avons retrouvé aucune trace. Rien ne nous permet de supposer que Jim Stanford ait été retenu en captivité dans cet endroit. Par contre il est certain que nous nous trouvons en face d’un important trafic d’armes qui intéresse directement la sécurité du pays. Affaire dont nous allons nous occuper avec la plus grande énergie.

Pour le colonel White, il ajouta :

— Colonel, je vous tiendrai au courant. Ce qui était une façon élégante de lui dire de ne pas s’en occuper.

Malko et le colonel prirent congé et se retrouvèrent dans la rue Plœnchitr. Ils se regardèrent. Malko avait l’impression de pénétrer dans un monde souterrain et répugnant. White passa la main sur ses cheveux en brosse et cligna des yeux sous le soleil de plomb.

— Vous y comprenez quelque chose, vous ? demanda-t-il.

— Non, dut avouer Malko, piteusement. Et pourtant, je suis sûr que Jim Stanford est vivant et que les deux affaires sont liées. C’est en essayant de le retrouver que j’ai déclenché la bagarre.

— C’est étrange, ces mitrailleuses japonaises, remarqua White pensivement.

— En effet, admit Malko. Très étrange.

Il commençait à avoir une idée mais préférait la garder pour lui. Il prit le paquet de Benson and Hedges et le montra à White.

— Souvenez-vous de cela. Jim Stanford était encore vivant, il n’y a pas longtemps.

Le colonel White se plia soudain en deux. La dysenterie réattaquait. Malko sentit le découragement l’envahir. Une fois de plus, il allait repartir à zéro, ou presque. Après avoir touché au but. Chercher Jim Stanford dans l’inextricable dédale de Domburi était impensable. Même les Thaïs n’y arriveraient pas.

— Je resterai à Bangkok aussi longtemps qu’il le faudra pour retrouver Jim Stanford, dit-il fermement.

Le colonel White bougonna, une main sur l’estomac :

— Feriez mieux de louer une villa, alors. À l’année. Sur ces paroles vengeresses, il proposa à Malko de le raccompagner. La nuit était tombée et Malko déclina son invitation pour marcher jusqu’à l’Érawan. Il avait besoin de réfléchir. Et d’oublier que, s’il avait tenu la cheville de Sa-Mai un peu plus fermement, il serait beaucoup plus avancé…